Chapitre 20

 

 

Je remontai le passage en courant, Peter sur mes talons.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Il n’y a pas moyen de cacher la magie du cercle ? Vous m’avez dit que son existence était un secret.

Peter haletait.

— Les particularités du cercle sont secrètes, mais pas son pouvoir. On ne peut pas cacher le pouvoir de Dieu. La lumière de la connaissance doit briller coûte que coûte.

Ça, pour briller, elle brillait. Tellement que la Mary d’acier avait flairé le parchemin et expédié la cavalerie pour enquêter.

Un coup fit trembler les murs du vieux bâtiment. Plusieurs personnes se tenaient sur les marches de l’entrée.

Sur la pelouse enneigée, un homme rouge sang d’un mètre quatre-vingts tenait un golem par une jambe. Il le fit tournoyer et l’écrasa sur le sol. Le golem se releva, tituba et s’enfuit, enjambant le corps brisé de son jumeau. Tout autour du Temple, des corps d’argile brisés jonchaient le sol. Il y en avait au moins dix, peut-être plus. On aurait dit un champ de bataille sur lequel seul un des adversaires avait subi des pertes.

Une aura rouge entourait l’homme couleur rubis. Le soleil n’était qu’une lueur pâle derrière les nuages. Il était presque 17 heures et la nuit allait bientôt tomber. Je n’avais pas envie de me battre dans le noir.

— Il est seul ?

Personne ne me répondit.

— Il est seul ? répétai-je.

— Oui. (Le rabbin Weiss apparut dans mon champ de vision.) Qu’y avait-il sur le parchemin ? Était-ce lui ?

Tu ne veux pas le savoir.

— Dans l’antique Babylone, il existait un dieu appelé Erra, connu aussi sous le nom de Nergal. C’était le dieu des Épidémies et du Chaos.

Et de la peur.

Sauf que ce n’était pas vraiment un dieu. J’aurais préféré un dieu, mais Erra était pire, bien pire.

Un autre golem surgit en galopant, projetant sa lance sur l’homme, qui l’écarta.

— Erra disposait de sept guerriers. (Je fis tourner Slayer pour échauffer mon poignet.) Ténèbres, Torche, Bête, Séisme, Tempête, Déluge et Venin. Déluge est mort. Le Seigneur des Bêtes l’a tué il y a trois jours.

Le golem chargea l’homme rubis et le frappa de ses sabots.

— Celui-ci devrait être…

L’homme frappa la terre du pied. Le tonnerre roula sur le jardin, comme l’écho d’un coup de marteau colossal. Le sol s’ouvrit. L’homme saisit le golem et le jeta dans le trou, où il s’engouffra jusqu’à la taille. Du poing, l’homme frappa le golem au sternum. La poitrine d’argile s’effrita comme une coquille d’œuf. La tête du golem roula au sol.

— … Séisme.

Le pouvoir de la terre. Normalement, il n’aurait pas dû être capable de créer des fosses pareilles dans un sol gelé, mais personne ne semblait l’en avoir informé.

Séisme jeta un coup d’œil circulaire, à la recherche d’un nouvel adversaire.

— Il ne pourra jamais briser la garde, dit quelqu’un sur ma droite.

Oh que si, faites-moi confiance.

— Je me méfierais. Votre garde est très puissante, mais votre magie est bien trop jeune pour lui.

Une femme aux cheveux gris me toisa comme si j’étais débile.

— Nos gardes sont inscrites dans une langue qui avait douze cents ans lorsque l’ère commune a commencé. Même Unicorn Lane ne peut pas les briser.

Je désignai Séisme.

— Douze cents ans avant l’ère commune, Erra était âgé de trente siècles. Il est bien plus ancien que votre langue.

Des aboiements hystériques se firent entendre sur la gauche. Mon idiot de chien tentait de se transformer en cible.

— Ouvrez la garde, demandai-je en descendant les marches.

— Ce n’est pas très sage, cria Peter. Le sort tiendra.

— C’est hors de question et bien trop dangereux, dit la femme aux cheveux gris en croisant les bras. Nous refusons de prendre la responsabilité de votre mort ou du moindre dommage au Temple.

Séisme fit un pas vers mon caniche.

— Ouvrez cette putain de garde ou je la brise !

Séisme se détourna du chien, arracha la tête du golem étendu dans la neige et la projeta vers le Temple. La tête traversa la garde dans un éclair argenté et s’écrasa sur la porte du Temple. Pour que les golems patrouillent, la garde du Temple avait été adaptée, ils pouvaient donc la traverser. Séisme allait bombarder le Temple avec les restes des golems et, quand il n’en aurait plus, il franchirait la garde à coup de tremblements de terre.

Les rabbins regardaient, ahuris, les débris de la tête au pied de la porte. Séisme tendit la main vers un autre corps.

La femme aux cheveux gris leva la tête.

— Peter, ouvre la garde !

Une lumière blanche me permit de traverser la garde qui se referma derrière moi. Je m’avançai vers Séisme, tirant sur la fermeture de ma cape.

Séisme tourna la tête vers moi. Il avait le visage de Solomon Red. Surprise, surprise.

La cape glissa de mes épaules et tomba dans la neige. Je continuai à avancer. Tout doucement.

Solomon me regardait avec un sourire condescendant, lui qui ne souriait jamais. Comme un alcoolique qui tend tous ses muscles pour paraître sobre, il avait fait de son mieux pour cacher son analphabétisme derrière un masque d’importance. Mais, là, il me souriait avec un mépris évident. Une intelligence brillante éclairait ses yeux. L’intelligence d’Erra.

Solomon ouvrit la bouche. Une voix féminine familière en sortit.

— Encore toi ? Les prêtres n’avaient personne d’autre sous la main ou s’efforcent-ils seulement de me divertir ?

— Pourquoi es-tu une femme ? rétorquai-je.

— Pourquoi ne puis-je être une femme ?

Parce que ça fout le bordel dans mon arbre généalogique.

— Parce que les poèmes d’Erra disent que tu es un homme.

Solomon haussa les épaules.

— Tu ne devrais pas te fier aux délires des rats de temple.

— Je m’en souviendrai. Autre chose ?

— Rien qui puisse te permettre de survivre plus de deux minutes.

Solomon écarta les bras et projeta les mains vers l’avant.

Le sol trembla sous mes pieds.

Je bondis sur la gauche. Un trou béait là où je m’étais tenue. Je rebondis aussitôt, échappant de justesse à une nouvelle ouverture dans le sol. Tout autour de moi, des puits se formaient, comme des bouches avides et noires, et je sautais entre eux comme une chatte sur un toit brûlant. Je plongeai à droite, puis à gauche. À moins d’apprendre à voler, je n’atteindrais jamais Séisme.

Solomon rit avec le timbre d’Erra.

Normalement, je n’usais de magie qu’en dernier recours, mais j’étais face à un pouvoir très ancien et ce n’était pas le moment de perdre du temps. Il fallait que je frappe sans tarder, et durement.

J’inspirai profondément et aboyai un mot de pouvoir.

— Ossanda !

« À genoux ! »

Le monde chancela dans un brouillard de douleur. Comme si on m’arrachait une poignée de chair. Je chancelai mais restai debout.

Solomon émit un vacarme semblable à celui d’une avalanche et s’effondra sur les genoux. Qui c’est qui rigole, maintenant ?

Les trous dans le sol se refermèrent, je me mis à courir.

Le mot de pouvoir m’avait arraché trop de magie et chaque foulée me donnait l’impression de traîner un boulet de plomb, mais je continuai à courir.

La neige volait sous mes pieds. Solomon frémit. Les muscles de ses cuisses se tendirent.

Trois mètres.

Deux.

Un.

Je frappai de haut en bas pour lui trancher le cou. De la poussière s’éleva entre nous. La lame de Slayer traversa l’humus et en ressortit toute propre. Raté. Merde.

Un monticule épais s’élevait là où Solomon s’était agenouillé. Tenter de le traverser briserait ma lame et ne mènerait à rien.

— D’abord tu t’agenouilles, puis tu te caches. Jusqu’ici, je ne suis pas impressionnée.

Le monticule explosa. Des mottes de terre recouvrirent la neige. Solomon bondit sur moi en riant.

Je l’évitai et l’attaquai au flanc. Slayer traça une ligne étroite sous ses côtes. Le sang jaillit. Solomon pivota et m’allongea une gifle. Le coup m’atteignit à la poitrine. Je volai, glissai dans la neige et heurtai je ne sais quoi. Le froid pénétra mon côté droit, comme si quelqu’un m’avait planté un glaçon dans le rein. Mes poumons brûlaient. Des cercles de couleur dansaient devant mes yeux. J’avais dû me cogner la tête.

Je compris que je m’étais écrasée contre les restes d’un golem. Un liquide chaud et visqueux mouillait mon flanc. Je voulais une douche. Ouaip, je m’étais indubitablement cogné la tête.

— Secoue-toi, m’ordonna Erra. Allez, debout !

Je me libérai. La lance du golem dépassait, maintenue par son corps, et sa tête était rouge de mon sang. Exactement ce dont j’avais besoin.

— Ça y est, tu as recouvré la vue ?

— Ne t’impatiente pas, j’arrive.

Ouais, pas tant que ça.

— Vu d’ici, tu donnes surtout l’impression d’avoir du mal à respirer.

La neige dansait devant mes yeux, je voyais Erra par intermittences.

— D’être à bout de souffle. Tu donnes surtout l’impression d’être à bout de souffle. Franchement, tu devrais soigner un peu tes répliques.

— Merci, je m’en souviendrai.

La brume disparut. Solomon me chargeait à quatre pattes.

Pas le temps. Je m’adossai contre le golem et agrippai Slayer à deux mains.

Solomon était sur moi.

— Il est temps de prier.

Je lançai mes jambes violemment, le frappant au ventre, et enfonçai ma lame dans sa poitrine. Slayer se glissa entre les côtes. La pointe rencontra une résistance qui disparut.

Les battoirs de Solomon tentèrent de se refermer sur moi, mais je le maintenais à distance avec mon pied. Son poids faisait gémir mes os. Seigneur, qu’il était lourd. Je tournai la lame, tentant de déchirer son cœur.

— Abandonne ! (Je manipulai de nouveau la lame, cette fois pour l’extraire.) J’ai touché le cœur.

Erra s’esclaffa.

— Je sais. As-tu la moindre idée du nombre de corps que j’ai dû tester avant de trouver celui-ci ?

La lumière faiblissait. La terre s’empilait autour de nous. Quelques instants de plus et je serais ensevelie.

La blessure grignotait mon flanc. Mon sabre coincé, je ne disposais plus guère que de mes aiguilles d’argent, mais les planter dans un non-mort équivalait à le frapper à coup de cure-dents, légèrement douloureux mais totalement futile.

Les pieds de Solomon s’enfonçaient dans le sol. Il m’effleurait le cou du bout des doigts.

Je n’avais pas assez d’air.

— Mais tu vas le laisser mourir, oui !

— Il ne lui reste pas grand-chose, ne t’inquiète pas. Tu parles vraiment beaucoup, comme un petit écureuil dans un arbre, « scoui-scoui-scoui »…

Je voyais à peine la lumière au-dessus de nous. Si la terre s’élevait encore, Solomon allait s’effondrer sur moi en mourant pour la deuxième fois. Je suffoquerais, enterrée vivante.

— Tu fais vachement bien l’écureuil.

Solomon se jeta sur la droite. Il m’agrippa le bras, baissa la tête et me mordit.

— Qu’est-ce que… ?

Solomon sourit.

— Petit écureuil ! Tu as le goût de mon sang.

Et merde !

Une silhouette hirsute frappa Solomon, grognant et claquant des mâchoires. Solomon sursauta et un poids supplémentaire m’écrasa alors que mon caniche géant déchirait le dos du non-mort. Je hurlai. Solomon envoya valdinguer le chien d’un geste de la main. Le poids se déplaça et je pus saisir mon couteau de lancer.

— Ne touche pas à mon chien !

Solomon éclata de rire.

— Comme c’est étrange. Hugh nous cache des choses. Pas étonnant. C’est le problème avec les employés. Sans ambition, ils sont inutiles, mais ambitieux…

Je plantai mon couteau dans la gorge de Solomon.

— Carotide percée. Amuse-toi bien.

Le sang de Solomon m’inonda le visage.

— À bientôt, gargouilla-t-il.

Les yeux de Solomon s’éteignirent. Il frissonna et s’effondra sur moi.

Erra s’était enfuie.

Je repoussai le cadavre de Solomon pour me libérer.

Un instant plus tard, une langue puante me léchait le visage, me gratifiant d’un parfum exquis de vieille charogne.

Je serrai son cou velu.

— OK, OK. Laisse-moi me relever, maintenant.

Le caniche s’éloigna en bondissant, surexcité. Je me redressai. La coupure sur mon flanc protesta. Le mur de terre m’arrivait à la taille. Je m’y appuyai pour ne pas retomber.

Solomon reposait tête contre le sol. Je lui donnai un coup de pied. Cela ne me fit aucun bien. Alors je recommençai, au cas où, et me rendis compte qu’il avait une lance plantée dans le dos.

La garde s’abaissa. Les gens sortirent du Temple et se dirigèrent vers moi.

D’où avait surgi cette lance ?

Un homme m’atteignit.

— Êtes-vous blessée ?

— Qui a tiré cette lance ?

Il recula.

— Je suis médecin, je peux vous aider.

Je tentai de parler lentement sans être menaçante.

— D’où sort cette lance ?

Il cilla.

— Je ne sais pas, je n’ai rien vu.

J’attrapai la lance et tirai. Putain ! C’était bien enfoncé. Je mis mon pied sur le cadavre et tirai plus fort. La lance se libéra. Elle avait appartenu à l’un des golems. Quelqu’un l’avait ramassée et projetée. Quelqu’un de très fort.

Quelqu’un m’avait aussi vue ramper autour du pylône de Joshua et avait appelé le centre Biohazard. Et quelqu’un m’avait observée depuis les ruines. Et voilà que quelqu’un avait embroché Solomon avant de disparaître. Je commençais à en avoir marre des secrets.

« Petit écureuil. Tu as le goût de mon sang. (…) À bientôt. »

Elle avait reconnu le sang de sa famille, mais elle ignorait qui j’étais. À sa place, je me suivrais jusque chez moi et fouillerais tout pour trouver un moyen de pression. J’avais toujours su que cela se produirait un jour, et ce jour était arrivé. Tous mes amis venaient de se transformer en cibles mouvantes.

Julie. J’avais des photos de Julie à la maison.

Il fallait que je rentre.

Il fallait que je prévienne la Meute.

Je me retournai et vis Souci sur le flanc dans la neige rouge.

Seigneur ! Je titubai vers elle.

Le med-mage me poursuivit.

— Attendez !

Souci ne bougeait pas. Les débris d’une lance de golem dépassaient de son cou. Elle avait dû être touchée quand Erra balançait n’importe quoi dans tous les sens.

Je me laissai tomber dans la neige et pris sa tête sur mes genoux. Ses yeux restaient sombres. Ses longs cils ne bougeaient pas.

— Vous pouvez la soigner ?

— Elle est morte, répondit le med-mage.

Cette salope avait tué ma Souci. J’avais utilisé cette mule pendant un an. Je lui avais apporté des carottes, je l’avais brossée et j’avais compté sur elle pour m’emmener partout, dans la bagarre comme dans l’orage. Et voilà qu’elle était morte, tuée par hasard.

Je me levai, chancelante. Je devais atteindre le téléphone.

Les gens s’écartèrent sur mon passage. Je montai l’escalier et attrapai la première personne que je rencontrai.

— Téléphone ?

— À l’intérieur, à droite.

Je trouvai le téléphone dans une petite pièce. Fonctionne. Nom de Dieu, fonctionne.

Tonalité. Oui !

Je composai le numéro de la forteresse. Un homme décrocha. J’aboyai :

— Curran, maintenant !

— Qui est à l’appareil ?

— Kate Daniels. Je suis l’agent de…

Il y eut un clic puis la voix de Curran dit :

— Laissez un message.

— La Mary d’acier s’appelle Erra. Si l’un des tiens s’attaque à elle, elle le rendra fou. C’est sa spécialité. Elle sert Roland, ce qui signifie qu’elle est ici pour détruire la Meute. Faites attention. Ne la combattez pas directement si vous pouvez…

L’appel fut coupé. J’avais atteint la limite du répondeur.

Je composai le numéro de l’Ordre. Maxine décrocha.

— J’ai besoin qu’on vienne me chercher au Temple.

— Je suis désolée, ma chérie, mais tout le monde est sorti.

— Et Andrea ?

— Elle aide Mauro.

Je raccrochai et composai le numéro de Jim. Il décrocha à la deuxième sonnerie.

— J’ai besoin d’aide.

— Tu viens seulement de t’en apercevoir ?

J’essayai de parler calmement.

— Je suis au Temple. Je viens de tomber sur la Mary d’acier et je dois arriver chez moi avant elle.

— Une voiture sera là dans vingt minutes.

— Merci.

Je sortis. Trois rabbins s’approchèrent. La femme aux cheveux gris, Weiss et un septuagénaire. Avec sa longue chevelure et sa barbe blanches, il avait l’air très vieux et il boitait, appuyé sur un bâton décoré.

— Vous avez amené cela au Temple. (Il désigna le cimetière de golems.) Vous n’êtes plus la bienvenue. Partez.

Génial, merci. Je pointai le doigt en direction de Solomon.

— Brûlez le corps. Ne touchez pas le sang. Si vous présentez des symptômes de la moindre maladie, appelez le centre Biohazard. (Je me tournai vers le médecin.) Vous ! Soignez-moi.

— Vous n’avez pas entendu ?

La femme me dévisageait, incrédule.

— J’ai une Mary au potentiel pandémique qui pilote des mages non-morts et qui prépare un raid sur ma maison. Toute personne que je connais est devenue une cible. Être bannie du Temple est le cadet de mes soucis.

 

Chaque pas provoquait une douleur sourde. Ma peau était mouillée sous le bandage. La blessure s’était rouverte. Le médecin du Temple était bon, mais la coupure n’avait pas eu le temps de se refermer. Au moins, le bandage était bien posé, l’hémorragie était contenue.

J’atteignis le pont et me laissai tomber dans une congère. Grendel me lécha avant de s’enfuir pour repeindre la neige en jaune.

Il fallait que je rentre.

Une voiture franchit le pont bien trop vite. Noir métallisé, elle ressemblait à un hot rod avec un train avant digne de l’anneau de vitesse d’Indianapolis. Sur le capot des flammes rouges léchaient un crâne cornu surmonté des mots « demon lighting ». « Éclair démoniaque », carrément. L’arrière bombé peinait à contenir un monstrueux moteur à eau enchanté.

La voiture freina dans une giclée de neige et s’immobilisa à soixante centimètres de ma congère. La vitre côté conducteur descendit, pour révéler une minuscule Indonésienne. Je l’avais déjà rencontrée. C’était la spécialiste en mythologie de la Meute. Elle était, en outre, végétarienne et se métamorphosait en un tigre blanc qui louchait et refusait de mordre tout ce qui pouvait saigner.

Elle était aussi aveugle qu’une chauve-souris.

Dali me regarda à travers les loupes de ses lunettes.

— Monte.

J’ouvris la bouche mais rien n’en sortit.

— Monte, Kate.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

— C’est une Plymouth Prowler 1999. Connue aussi sous le nom de Pooki.

Je pariai que Jim trouvait ça drôle.

— Dali, tu y vois à peine. Tu ne peux pas conduire.

Dali redressa la tête.

— On parie ?

Pas le choix. J’appelai Grendel, le fourrai dans la voiture et attachai ma ceinture.

Dali enfonça l’accélérateur. La neige s’envola des deux côtés de la voiture. Les planches en bois tremblèrent sous le poids de la Plymouth. Devant nous, le pont faisait une courbe, mais Dali ne montrait aucune intention de ralentir.

— Dali, il y a un virage. (Qui s’approchait à toute vitesse.) Dali…

La voiture accéléra, droit devant.

— Braque, bon sang ! À gauche !

Le rail de bois nous fonçait dessus. La Plymouth vira à gauche si brusquement qu’elle faillit se retourner. Je retins mon souffle. L’espace d’une seconde, la voiture décolla du sol, puis les quatre roues se reposèrent.

— Je l’avais vu, (Dali repoussa ses lunettes épaisses comme des culs-de-bouteille sur son nez.) Je ne suis pas aveugle, tu sais. Tiens-toi à ton siège, il y a un nouveau virage devant nous.

Si je survivais à ça, je tuerais Jim à mains nues.

Dali se tourna joyeusement vers moi.

— Maintenant, je connais ta kryptonite.

— Quoi ?

— La kryptonite. C’est la pierre qui peut tuer Superman.

Je la dévisageai.

Elle sourit.

— Tu as peur de ma conduite.

Ce n’était pas de la conduite, mais du suicide.

— Il faut que je te parle d’Erra. (Je serrai les poings tandis que la voiture dérapait sur la neige.) Pour que tu puisses expliquer à Jim.

Dali fit la grimace.

— Qu’est-ce qui me vaut ce privilège ?

— Tu es une experte et tu peux étayer mes découvertes grâce à tes propres recherches. Jim t’écoutera et je n’ai pas le temps de lui expliquer tout ça maintenant.

Elle me dévisagea.

— Kate ? C’est vraiment, vraiment grave ? Parce que tu serres les dents et tout.

— Regarde la route !

Elle braqua, évitant un camion retourné.

— Je contrôle très bien la voiture.

— Que sais-tu sur Babylone ?

— Pas grand-chose. Mon expertise se limite à la région asiatique. Babylone était une cité-État mésopotamienne, bâtie trois mille ans avant l’ère commune, qui est devenue un empire. Sargon d’Akkad dit l’avoir construite. La Mésopotamie est censée être le berceau de la civilisation, et Babylone est surtout connue pour le Code d’Hammourabi, le premier code juridique écrit, et les Jardins suspendus qui représentent la première fois que l’Homme a dû restructurer une ville pour baiser. Je crois que son nom signifie « le portail des dieux », même si personne ne sait exactement pourquoi…

Sa définition de « pas grand-chose » était étrange.

— On l’appelait « portail » parce que c’était la première cité construite après l’Eden, dis-je.

Elle regarda le pare-brise.

— Babylone date de trois mille ans avant l’ère commune. C’est trop récent.

— Ça, c’est la nouvelle Babylone. L’ancienne Babylone a été presque entièrement construite par la magie et s’est effondrée quand la tech a pris le dessus. (Je désignai le cimetière des bâtiments qu’était devenu le centre-ville.) L’ancienne Babylone avait douze mille ans quand l’ère commune a débuté.

— Comment sais-tu ça ?

— Aucune importance. As-tu déjà lu le poème d’Erra ?

— Non.

— C’est un poème qui agit comme une amulette contre les maladies en général et contre le dieu Erra en particulier. Il a été découvert gravé sur des tablettes de pierre dans tout Babylone. Il en existe plus de copies que de l’épopée de Gilgamesh.

Dali siffla.

— Gilgamesh était leur grand seigneur.

— Oui, mais ils ne le craignaient pas, alors qu’ils redoutaient vraiment Erra. Ils en avaient une telle frousse qu’ils ont gravé ce poème sur toutes les surfaces rocheuses disponibles. Erra était le dieu des Épidémies, de la Peur et de la Folie. Il disposait de sept guerriers : Torche, Séisme, Déluge, Tempête, Bête, Venin et Ténèbres. Les quatre premiers possédaient des pouvoirs élémentaires.

— Le feu, la terre, l’eau et le vent, acquiesça Dali.

— Bête était un monstre. Venin s’explique tout seul.

— Et Ténèbres ?

Je secouai la tête.

— Personne ne sait.

Elle fit une grimace.

— Classique.

— Le poème explique qu’Erra et Ishum, son conseiller, sont venus à Babylone et l’ont détruite. Le poème a tort. Erra n’était pas le chef, c’était Ishum. Les Babyloniens avaient tellement peur d’Erra qu’ils lui ont laissé le pouvoir pour s’en protéger. Ils ont aussi fait d’elle un mâle.

— Attends ? Erra est une fille ?

— Oui. Erra est une femme. Et Ishum est Roland.

Dali crispa les mains sur le volant.

Je continuai.

— En 6200 avant Jésus-Christ, Roland et Erra se baladaient et conquéraient la Mésopotamie. Ils étaient jeunes et c’était leur première grande guerre. Ils ont trouvé Babylone, dirigée par Marduk, déjà très âgé à l’époque. Il était monstrueusement puissant mais sénile. Le monde avançait mais pas Marduk, et il le savait. Il se contentait de régner sur Babylone, sa dernière cité, la gemme du monde antique. C’était une métropole florissante presque entièrement construite par la magie profonde, et il en était très fier.

Je connaissais très bien cette histoire. Voron me l’avait racontée très longtemps auparavant, sauf que, dans sa version, Erra était un homme. Même les chefs de guerre de Roland ne connaissaient pas tout de lui.

— Roland décida qu’il ne disposait pas des troupes nécessaires pour tenir la ville. Marduk étant adoré, les armées de Roland auraient eu affaire à une forte résistance et à une infrastructure administrative trop complexe pour être renversée. Roland fait la guerre pour acquérir, pas pour soumettre. Il veut prendre les villes avec un minimum de dommages, pour installer son propre gouvernement et faire en sorte que l’infrastructure s’améliore. Il passa donc son chemin. Mais Erra insista pour attaquer. Quelque chose chez Marduk avait dû lui déplaire.

» Avec ses sept guerriers et une portion de l’armée de Roland, Erra prit la ville et en expulsa Marduk, mais les Babyloniens refusèrent de se soumettre. Elle décida donc de détruire Babylone. Elle la bombarda d’épidémies et laissa ses sept guerriers faire ce qu’ils voulaient de la cité. Elle tua la moitié de la population, détruisit les lieux saints et commit des atrocités incroyables. C’était l’enfer sur terre. Quand il n’y eut plus rien à avilir, elle s’enfuit. Marduk revint et reconstruisit la cité, mais il fallut des siècles pour qu’elle retrouve son rayonnement d’antan. Ce que nous connaissons de Babylone grâce aux recherches archéologiques n’est qu’un pâle reflet de ce qu’elle a été. (Je jetai un coup d’œil à Dali pour m’assurer qu’elle comprenait.) Ils possédaient des défenses magiques telles que nous ne pouvons qu’en rêver. Et Erra les a écrasées en riant avant de partir. Il faut que tu racontes cette histoire à Jim.

Dali déglutit.

— Pourquoi ?

— Parce qu’Erra est ici. Curran a tué Déluge et je viens d’abattre Séisme.

— Elle va s’en prendre à nous ?

— Je le pense. Elle a ses sept guerriers, tous sont non morts et elle les pilote comme des vampires.

Dali haussa les épaules comme pour se débarrasser de sa peur.

— Tu es sûre de ça ?

— Certaine. Erra génère des épidémies. Jadis, elle précédait les armées de Roland. Elle passait et, le lendemain, il ne restait que des cadavres. Une fois que l’endroit s’était assaini, les troupes de Roland suivaient. Nous savons que Roland veut se débarrasser de la Meute. Erra est l’arme idéale pour ça. Son pouvoir de faire paniquer les animaux fonctionne sur les Changeformes.

— Tu plaisantes.

Je citai :

— « Je dévaste la terre et la change en poussière, j’écrase les cités et n’en laisse que ruines, j’écroule les montagnes, panique les animaux. » Elle rend les Changeformes fous, Dali. Elle vous force à redevenir sauvages. Tu as entendu parler des témoins de la rixe au Cheval d’acier. C’est ce qui leur est arrivé. Vous ne pouvez pas la combattre. Explique-le à Jim. Je ne sais pas s’il s’agit d’un pouvoir personnel ou si elle utilise celui de l’un de ses guerriers, mais elle dispose de la magie ancienne, un pouvoir que la Meute ne peut pas contrer. Vous ne pouvez pas la combattre parce qu’elle vous poussera tous à la folie.

La voiture s’immobilisa dans un dérapage, et je me rendis compte que nous étions devant chez moi. Je sortis, Grendel sur les talons.

— Kate ? (Les yeux de Dali étaient immenses.) Comment la combat-on ?

— Je l’ignore. Vous ne pouvez pas l’affronter directement, mais je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que vous n’ayez pas à le faire.

Je claquai la portière et courus vers mon immeuble.

Kate Daniels 4 - Blessure magique
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